Le Nombre et le Sens – Présentation Générale

La numérologie rose-croix dans la structure de la Sonate en fa mineur BWV 1018 pour clavier et violon de J.-S. Bach

 

Il est fréquent de considérer la personne et la musique de Bach comme des cas à part dans l’histoire des arts et des idées[1]. Et le sujet que nous avons l’ambition de traiter aujourd’hui ne peut que le confirmer. Aussi faudra-t-il nous préparer à entrer dans un monde étrange, voire surprenant, qui associe la rhétorique musicale d’un XVIIIe siècle complexe en ce domaine, à la symbolique si particulière du courant rose-croix tel qu’il fut vécu par Bach de façon parfois anachronique certes, mais à coup sûr très intense. Car à travers les références rosicruciennes, ce sont, outre de très profondes aspirations politiques et religieuses qu’incarnait ce courant à ses débuts, ses propres souffrances, blessures, amputations douloureuses que Bach exprime et tente de conjurer. Pour faciliter la compréhension de semblables procédés d’écriture, nous présenterons dans cette brève introduction les grands mécanismes stylistiques, politiques et spirituels qui ont animé cette rhétorique fondée sur les Nombres dans leur dimension symbolique, voire eschatologique. Puis, nous traduirons concrètement par l’analyse aussi bien stylistique que numérique et bien sûr instrumentale, les exemples qui nous ont paru les plus significatifs. À l’issue de ces remarques que nous espérons éclairantes, nous écouterons peut-être différemment l’ensemble de la sonate, sensibles certes aux effets lyriques puissants qui se dégagent de l’écriture mais auxquels se mêlent sous le voile des Nombres des visées d’une tout autre ampleur.

I : Les Nombres comme essence du réel.

Dans le contexte qui nous occupe, les Nombres sont à penser non pas dans un espace de calcul, mais dans cet imaginaire symbolique qu’on appelle aujourd’hui ésotérique et dont les XVI-XVIIIe siècles avaient conservé la dimension sacrée. À cet égard, Bach n’est pas de son temps ; il baigne dans un espace-temps préscientifique dont les éléments ne pouvaient se concevoir hors d’un principe divin et que l’histoire des siècles passés (les réformes du XVIe siècle et la reconquête catholique par les Habsbourg au XVIIe siècle) obère d’un poids apocalyptique.

Plusieurs traditions confèrent au Nombre une valeur de vérité et d’essentialité traditions que je ne peux qu’effleurer compte tenu de la brièveté de cette conférence mais dont Bach a été même inconsciemment nourri.

C’est dans l’antiquité grecque que se développe le postulat du Nombre-Idée. Tous les systèmes gréco-latins pensent le réel comme un cosmos hiérarchiquement clos, panthéiste pour les uns (à l’instar des stoïciens, plus tard chez Spinoza) ou duel pour d’autres (le dualisme ontologique radical chez Platon), construit à partir de l’idée d’un Dieu métaphysique dont il fut aisé d’associer le pouvoir démiurgique d’un monde beau et bon à la structure musicale harmonieuse fondée selon les lois du diapason. Sauf chez les épicuriens pour qui la musique se restreignait à la dimension ludique puisque matérielle, l’idée que le Nombre put figurer le lien spirituel entre le principe créateur et l’harmonie essentialiste du monde demeure un topos profondément ancré dans l’imaginaire aussi bien spirituel que politique (certaines musiques n’adoucissent-elles pas les mœurs ?). Sans pouvoir en développer les thèses, nous pouvons au moins rappeler la prégnance symbolique du modèle cosmique figuré par le monocorde pythagoricien, figure qui, jusqu’au XVIIe siècle, sera conservée dans l’imaginaire comme exemplaire de la réalité harmonieuse et harmonique du réel[2].

Le principe en était simple ; fort du constat que le rapport des fréquences entre deux notes pouvait être égal à une fraction de nombres entiers simples, il était tentant d’y lire la perfection rationnelle du réel et la beauté harmonieuse de ses effets sur l’âme et le corps humains ; la Tierce majeure répondait au rapport de 5/4 ; la quarte pure de 4/3 ; la quinte pure de 3/2, et l’octave (quinte pure + quarte pure) à 2. À l’époque en effet l’harmonie d’une mélodie se caractérisait non par la forme d’un accord mais par la nature des intervalles qui se succédait dans l’ordre de la mélodie quelle qu’en soit la hauteur, faisant porter essentiellement sur l’intervalle l’éthos de l’écart. Et quand certains nombres conservent leur fonction symbolique, donc leur « nature », dans des cultures différentes, leur récurrence en accroît la prégnance. Aussi a-t-on pu trouver significatif que dans une tierce majeure, il y ait 4 demis tons ; dans une quarte pure 5 demis tons ; dans une quinte pure 7 demis tons ; dans une octave juste, qu’il y en ait 12, renforçant l’importance symbolique dévolue aux 3, 5, 7, 12 que l’on retrouve obstinément aussi bien dans les principes harmoniques de construction occidentale que dans de nombreux courants ésotériques et sacrés.

L’autre tradition sur laquelle repose la fonction sacralisée du langage, devenu en l’occurrence numérique concerne la mystique juive dont se nourrit l’épopée mythique du peuple élu. Le principe fondamental s’appuie sur les principes kabbalistiques d’une langue performative dont la prolation de la lettre, figurée au sens propre par un Nombre, suffit à exprimer un fragment du réel[3]. Le Dieu de l’origine est une émanation de lumière dont tout le réel « descend » et dont les Nombres par le truchement des sephiroth et donc de la langue hébraïque constituent les différentes phases du processus tangible qui aboutissent à notre monde réel[4]. Le temple de Salomon complète au plan architectural la fonction démiurgique et sacrée de l’écriture hébraïque. Bach conservera cette foi en une langue qui puisse à la fois dire et faire le monde, nostalgie qu’il projettera sur une numérisation de l’alphabet latin par lequel il définira son nom et inscrira sa signature dans l’œuvre ― entre autres « BACH »: B2 A1 C3 H8 = 14, thème qui se joue « sib, la, do, si bécarre », mais pas seulement ).

Il faut donc garder en mémoire l’idée que, dans tous ces cas-ci ― antiquité gréco-latine et mystique juive― le Nombre est pensé comme une représentation de l’essence du réel et occupe une fonction de symbole existentiel ; il a pour fonction d’établir par sa dimension essentialiste un lien possible avec l’intelligible. Il permet alors à qui sait le décrypter, de partir du sensible (car il en est lui-même la source primordiale) pour remonter jusqu’à l’essence pure, et ainsi ouvre la voie au pouvoir de décrypter le sens même de la vie dans sa dimension individuelle autant que collective ( politique, eschatologique).

II : Bach et Luther

Les Nombres pour Bach ont conservé ce principe symbolique que portaient les deux cultures profondes et intensément intériorisées auxquelles sa foi puisait : la mystique juive que les luthériens ont politiquement et spirituellement investie dès les débuts du courant réformé et à laquelle Bach s’est initié, et l’ésotérisme rose-croix qui, au XVIIe siècle, imprègnera profondément le bout de Saxe dans lequel Bach naîtra et dont la mémoire demeurera très vive jusqu’à l’époque où vivra Bach. Or ces courants ne sont pas des repères abstraits pour l’enfant puis le jeune et vieux musicien. Ce sont de réels cadres idéologiques qui nouent, selon une alchimie originale complexe, un réel engagement politique, une foi extrêmement vive, et des blessures personnelles qui ne se cicatriseront jamais. C’est l’empreinte de Luther, si vivante dans la ville (Eisenach) où Bach passa sa jeunesse, qui en est le fondement.

Ce que cela nous révèle [ l’achat à 57 ans d’une luxueuse édition complète des écrits de Luther en sept volumes alors même que ses étagères ployaient sous le poids des achats antérieurs ], au-delà de sa piété personnelle, de son admiration constante pour Luther et de l’importance cruciale des écrits du réformateur à la fois à titre personnel et professionnel, c’est que «Bach était à l’évidence profondément immergé―et apparemment sans distance critique― dans un monde intellectuel qui avait au moins deux cents d’âge »[5]

Comme Luther, le sacrifice christique le hante ; c’est lui seul qui donne sens à la vie au moment même où il en célèbre l’arrachement. Or sa vie ne fut qu’arrachement ; et c’est cette mort sacrificielle qui parle à sa propre déréliction : orphelin à 9 ans, de père et de mère, puis 10 enfants morts sur 20 (plus nombreux donc que le taux habituel de morts infantiles) et de nombreux décès très douloureux autour de lui… Et comme Luther, la musique sera la seule voie de prédilection par laquelle il se sent nourri de l’amour divin et désireux, sans limites, de lui en signifier sa reconnaissance. Quand les désastres politiques et ecclésiologiques se multiplieront, le luthérianisme lui offrira un modèle de lecture eschatologique du temps où ses propres angoisses se nourriront des prophéties et des Psaumes chantés dans l’Ancien Testament par lesquels l’histoire   pourra trouver un sens (ce sera le lien avec le courant rose-croix). Car les Nombres, ce sont aussi des manières de rythmer le temps historique mais aussi celui de chacun dans l’attente de la parousie éternelle…

Parlant de Bach Sir John Eliot Gardiner écrit :

Ces premières œuvres le montrent en train d’explorer le pouvoir qu’a la musique d’offrir un réconfort auditif et sensoriel aux souffrances de l’existence, d’adoucir les effets de la douleur, comme une nouvelle peau sur une blessure. En plaçant sa musique dans la conception luthérienne de la mort comme récompense de la foi, il a peut-être trouvé un moyen par lequel il pouvait assimiler sa propre douleur de deuil[6]

Dans ce contexte, l’Ancien Testament est pensé comme la prophétie du Nouveau , que le Nouveau réalise par la naissance et la mort du Christ, prologue de l’achèvement du processus final, tout revenant à son début. C’est donc une théologie politique qui est à chercher chez Luther et que Bach applique, une théologie à partir de laquelle se mesure sur terre le combat eschatologique du bien contre le mal dont l’issue permettra ou non le retour triomphant du Christ lors de la parousie finale avec le jugement dernier puis enfin l’apothéose et la rémission finale de la douleur et de la déréliction. Théologie politique qui se nourrit d’affects et de sentimentalité dont la musique figure le meilleur viatique qui se puisse imaginer.

Cette manière de sacraliser le discours musical dans la pensée luthérienne (contrairement à Calvin ou Huss) s’explique en partie par la culture de Luther, à une époque où se fissurent les socles de l’ancien monde.

L’association musique-affectivité [je conjure ma souffrance en l’exprimant musicalement et surtout en la transfigurant par le truchement du sacrifice christique qui, loin de craindre la mort, la valorise comme l’aboutissement suprême] est très paradoxale car il associe complètement la démarche néoplatonisme si optimiste de Pic ou Ficin [la musique comme don de Dieu qui rend la Connaissance et le bonheur suprême accessible à l’homme] avec cette foi christique réformée rêvée par Luther, une révolution universelle qui unirait tous les chrétiens rénovés, libérés des abus diaboliques et perversités de Rome, mais dont les péchés doivent être rédimés par un combat sans répit contre le mal dominant. Ce renversement est proprement révélateur du temps. Luther, dans les années 1500-1520, est encore très imprégné de ces courants Renaissance par lesquels les hermétismes et néoplatonismes du passé donnaient à la musique un pouvoir magique conféré par don de Dieu aux hommes. Mais dans le même temps, la corruption de l’Eglise le conduit à interpréter différemment, voire de manière opposée, cette domination du mal sur les consciences de son temps. Les injonctions de Savonarole ne sont pas étrangères à cette double postulation propre à Luther : d’une part la certitude que la musique permet d’accéder dès ici-bas à un contact direct et personnel à la Parole voire à la présence même de Dieu ; d’autre part à la consécration de la mort comme seul pouvoir d’assouvir son aspiration à la foi. Luther considèrera toute sa vie le pouvoir de la musique en l’âme et au cœur, comme une sorte de sacrement parfait par lequel Dieu [bien qu’il soit par essence caché] puisse révéler son aide à l’homme en l’aidant à porter sa croix, sans que celle-ci en soit moindre pour autant.

C’est dans cette double valence, politique d’une part, théologico-affective d’autre part, qu’il faut comprendre la portée du mouvement rose-croix, symbolique essentielle sur laquelle repose l’analyse de Dominique et dont l’œuvre de Bach, indiscutablement, témoigne de l’ancrage.

III : Les Nombres et l’héritage rose-croix : début XVIIe siècle

Cette source d’inspiration (au sens réel) est moins connue, voire reconnue par les critiques et exégètes de l’œuvre et de la vie du Cantor ; pourtant la trace en est évidente. Il faut à présent nous reporter une centaine d’années après Luther, donc une centaine d’années avant Bach mais conserver le même repère spatial, cette Allemagne décimée après les années les plus douloureuses pour la Saxe, la Bohême, l’Allemagne plus généralement, que furent celles de la Guerre de Trente ans, enfin achevée en 1648 (Bach naît en 1685) et dont les conséquences sont encore visibles[7]

Pour comprendre le courant rose-croix, il faut revenir aux années juste antérieures à ces violences accumulées. On est alors dans les années 1610-1630 ―en France Henri IV vient d’être assassiné, ce qui exclut la France des puissances potentiellement amies― et en Allemagne, comme en Espagne, en Angleterre ou aux Pays Bas, les cartes sont redistribuées. Partout les Habsbourg et les monarchies catholiques plastronnent ―la contre-réforme règne en maître―bien que quelques courants subversifs tentent de maintenir actif le mouvement libérateur des pensées et consciences amorcé en cette Renaissance humaniste dont l’élan paraît alors bien lointain : le courant des libertins intellectuels en France, les chercheurs « scientifiques » en Angleterre, et au cœur du saint empire romain germanique, ce que portera le courant sous-terrain rose croix. Car perdure sur les terres luthériennes le rêve d’une révolution universelle de tous les Réformés que les dissensions calvinistes et autres ont finalement mise en échec. Au plan « scientifique », les œuvres de Kepler et de Galilée[8] font bouger les repères et les philosophies ―portées précisément par ceux-là mêmes qui vont faire avancer la science ; l’exemple de Newton est probant[9]. Période complexe sur le fil du rasoir…

Pour être clair, la confrérie en tant que telle n’a jamais existé. Aucun de ses membres n’a été porteur d’un projet exotérique. À l’instar des libertins intellectuels dont les activités et rencontres ont été rapidement clandestines, ce sont des contestataires politiques et théologiques ― luthériens en l’occurrence― qui ont publié ces textes, ces « Manuscrits », à partir desquels aurait pu se fédérer, sur un mode quasi dramatique ―littérature fantastique et théâtrale à la fois― toute une opposition contre les Habsbourg autant que contre les autres courants réformés considérés comme « déviationnistes »Le but était politico-théologique : réaliser ce mouvement utopiste et réformateur parfait qu’ils avaient échoué à constituer au cours de la Renaissance en fédérant sous la bannière luthérienne l’ensemble de ceux qui voulaient lutter contre toutes les manifestations du mal et de la corruption au plan politique comme ecclésiologique. Les fameux « Manuscrits » ―trois manuscrits anonymes répandus sous le manteau― sont en fait des « mises en scène exemplaires » que cette portion révolutionnaire de luthériens tenta de faire paraître avec force mystère afin de transmettre la dimension eschatologique ― ésotériquement, mystérieusement― que l’action politique des réformés en Bohême peinait à faire paraître.

Car un des fondements les plus essentiels du « courant » rose-croix s’inscrit dans un temps historique d’ordre politico-religieux dont ils espèrent redresser l’avènement : Les ruptures idéologiques ont alors juste cent ans : Luther 1517 ; durant tout le siècle, les Ottomans sont aux portes de l’Europe ―1560 Lépante― et les guerres de religion en France ― 1530 jusqu’à Henri IV―, en Angleterre et en Allemagne ou au Pays Bas sont loin d’avoir éteint leurs feux.

1614-1615 : parution des deux premiers manuscrits. L’espoir véhiculé par ce mythe a été très précisément porté par ces luthériens libéraux qui avaient voulu contrer le pouvoir grandissant des Habsbourg en faisant couronner l’Électeur palatin, Frédéric V, luthérien récemment marié à Elisabeth Stuart, dans l’espoir de réunir une force à la fois politique ― L’Angleterre serait une puissante alliée― et libérale ― la culture ouverte et cultivée de Frédéric V―. Ces années (1614-1615) précèdent ce qui se mesurera en anéantissement total de cette culture Évangéliste allemande et bohémienne à l’issue de la guerre de Trente ans (1618-1648), signant ensuite l’échec définitif du dernier espoir d’une révolution universelle chrétienne comme l’indiquera censément une épitaphe sur le tombeau du fameux Rosencreutz.

En effet, en portant Frédéric V au pouvoir le but était de restaurer un espace politique ouvert à toutes les connaissances spiritualistes dont Frédéric était féru ― hermétisme, néoplatonisme, animisme, alchimie ainsi que les sciences et techniques nouvelles―, connaissances aptes à développer la liberté intérieure en associant en un même combat les dimensions spirituelles, politiques et rhétoriques qui leur étaient cosmologiquement associées. Il s’agissait donc d’agir au niveau politique ― refus des églises qu’elles soient romaine ou calviniste― et au niveau spirituel ― reconnaissance de toutes les disciplines ésotériques, alchimistes et néoplatoniciennes qui postulent un accès direct de chacun avec le principe initial et que confirme le postulat luthérien du travail individuel de conscience avec Dieu―.

L’ « affaire » – puisque c’en est une – commence en 1610 avec la mise en circulation, puis la publication de trois manuscrits ésotériques, probablement rédigés par le pasteur luthérien de Strasbourg Johann Valentin Andreæ et respectivement intitulés Fama fraternitatis des löblichen Ordens des Rosencreutzes (Histoire de la fraternité de l’ordre vénérable de la Rose-Croix), édité en 1614 à Kassel, Confessio fraternitatis R.C. (Confession de la fraternité R.C.) édité en 1615 et Noces chymiques de Christian Rosenkreutz en l’an 1459 (édité en 1616). Ces trois manifestes traitent sur le mode ésotérique d’une confrérie imaginaire fondée par un chevalier légendaire du nom de Christian Rosencreutz, dont le prénom et le patronyme évoqueraient respectivement la nature du courant investi ―le christianisme ― et ce par quoi il se définit ― la croix, donc la rédemption après la crucifixion―. Quant à la rose, outre ses diverses significations mystiques et symboliques, elle incarnait l’espoir― qui sera avorté ― de voir l’Angleterre, dernier bastion franchement luthérien, d’unir leurs forces à celles de la Bohême pour bouter les Habsbourgs des contrées allemandes. L’Angleterre, finalement, se retournera par intérêt contre l’électeur du palatinat et participera même au massacre des réformés de Bohême ; Charles Stuart ne sortira pas indemne de ce que son peuple considèrera comme une trahison.

Leurs armes, leur sceau s’inspirent de très près de l’esprit du sceau de Luther ― une croix au centre d’une rose, symbolisant l’ambivalence de la crucifixion, à la fois délivrance et supplice, et la dimension politique du combat eschatologique―. Le mouvement rose-croix, demeuré clandestin par force face aux représailles par les Habsbourg mais aussi par stratégie fin de ne pas retomber dans un système clos et sclérosé, s’avère donc un courant engagé dans un esprit évangéliste profond qui désirait avant tout, dans un espace politique restauré, faire revivre les repères strictement transmis par la vie du Christ. Il est évident que, plus encore que la « fama », les manuscrits « confessio » et les « noces chymiques » sont éminemment protestantes luthériennes, contre même les thèses calvinistes qui deviennent, dans les quelques régions encore réformées, majoritaires.

Le courant rose-croix s’interrompra pendant les désastres de la Guerre de Trente ans mais resurgira dans les années 1650, après que Richelieu aura évité que les Habsbourgs n’achèvent définitivement tout ce courant post-luthérien associé à la personne de Christian Rosencreutz, non par esprit de concorde mais par strict intérêt politique.

En demeure toutefois le rêve nostalgique pour Bach et ses contemporains dans leur Saxe dévastée : faire le choix d’une piété personnelle et d’un sentiment religieux individuel préférables à la connaissance de la stricte orthodoxie doctrinale et à sa soumission, ce qui s’exprimera dans le piétisme luthérien de la fin du XVIIe siècle , voire, sur d’autres fondements dans le quiétisme catholique de madame Guyon condamné par Rome en 1685.

À présent il convient de retenir les quelques « Nombres » que nous allons retrouver dans la sonate de Bach et dont nous déduirons une stratégie d’écriture.

  • 1378 date supposée de naissance de Christian, chevalier chrétien sur lequel sont investis les rêves de rénovation, de révolution morale et politique que porte le courant d’idées. MAIS c’est aussi l’année du grand schisme d’Occident qui signe la suprême corruption de la papauté romaine : installation en 1309 de la papauté à Avignon, puis en 1378, aboutissement du Grand Schisme. 1378 est donc à la fois la marque de la faillibilité pontificale et la dispersion du royaume chrétien― la Babylone pour Luther― ET la naissance de celui sur lequel reposent les espoirs de rénovation, de renouvellement, de révolution qui renverserait le pouvoir corrompu de l’antichrist, le pape.
  • 1459 : les Noces chymiques sont censées avoir été inspirées par un songe qui se serait passé en 1453. OR c’est la date de la prise de Constantinople, autre défaite violente subie par l’ensemble de la chrétienté par la faute de la papauté romaine qui n’a jamais accepté d’aider les chrétiens d’orient à résister à la puissance des Ottomans. Parallèlement, 1459 est le début de rédaction de l’œuvre de Nicolas de Cues, De principio, une œuvre essentielle qui, sans parler d’infini, envisage un univers sans limite finie, indéfini ou « indéterminé » , sans terme assignable. Il reprend en cela les déductions déjà faites par Nicole Oresme au siècle précédent : comme l’univers est indéfiniment grand, la terre ne peut plus en être le centre.  Nicola de Cues cherche, par la théorie de la coïncidence des opposés, à rapprocher la personne christique directement de Dieu.
  • 1484 est censée être la mort de Christian Rosencreutz (à 106 ans donc). OR c’est la date de naissance telle qu’elle était crue alors de Luther ; elle est aujourd’hui, fixée à 1485. Là encore, coïncidence des opposés : la naissance de Luther correspond à la mort du rêve utopique des rose-croix. Quand l’un meurt, l’autre reprend le flambeau ; de l’imaginaire à la vie ; de la vie à l’imaginaire.
  • 1604 : date supposée de la découverte par hasard et de l’ouverture du tombeau heptagonal (120 ans après) ; la découverte « par hasard » de la dépouille du chevalier Rose-croix ― le corps aurait été intact― était une manière de figurer la permanence du rêve et sa potentialité à résister au temps[10] ; au moment où le pouvoir catholique devient de plus en plus puissant, la résistance investit une nouvelle énergie dans ce réveil du corps, comme pour figurer une autre manière de penser l’apocalypse et la victoire sur l’antichrist.
  • toujours 1604 : l’épitaphe supposée « ACRC », Sur l’autel « christian rose-croix, de mon vivant je me suis fait pour tombeau ce résumé de l’univers : « hoc universi compendium vivus mihi sepulchrum feci » est censé confirmer la prédiction annoncée dans les textes :   après 120 ans je m’ouvrirai (post CXX annos patebo).

Jusqu’au XVIIIe siècle, une extraordinaire abondance de remakes, développements, glossaires riches de tout un imaginaire mystique et millénariste vont être diffusés en Allemagne, en France et en Angleterre, conférant à ce courant dans sa postérité un sort plus enviable qu’il vécut dans sa contemporanéité, quitte à ce qu’il se retrouve totalement dévoyé de son identité première. …

[1] Cf. Sir John Eliot Gardiner, Musique au château du ciel, un portrait de Jean-Sébastien Bach, Paris, Flammarion, 2013.

[2] Tous mes travaux depuis de nombreuses années portent sur les dimensions symboliques et politiques d’abord du mythe de Babel à la Renaissance, puis sur la métaphore musicale en tant que telle de l’harmonie du monde, de Platon aux derniers Valois. Voir Myriam Jacquemier, L’Âge d’or du mythe de Babel : de la conscience de l’altérité à la naissance de la modernité, Mont de Marsan, Eurédit, 1996, rééd. 2001. Et La métaphore musicale de l’harmonie du monde à la Renaissance, Paris, Beauchesne, à paraître en 2018.

[3] Pour accomplir ce chemin vers la connaissance, ils ont construit toute l’idéologie (révélée) sur la croyance en une langue hébraïque essentialiste, démiurgique, de laquelle put émaner l’ensemble de la création ; Dieu « dit que cela soit, et cela fut ». Cette langue dite essentialiste postule que chaque « mot » « est » l’être ; loin d’être un terme arbitraire qui change selon les régions, le mot hébreu est pensé comme la manifestation physique de l’être ou de la chose en soi. Ce pouvoir magique donné aux mots se quantifie par l’équivalence de sons en Nombres, le son étant à la fois la lettre et sa prononciation, énergie par laquelle Dieu insuffle dans le mot et donc dans la chose son pouvoir d’agir sur le monde.
Le mot, donc le Nombre qu’il totalise, parce qu’il est inscrit dans le livre sacré, peut révéler à qui sait l’entendre, un type de message proportionnel au niveau de celui qui en entreprend la signification : de prosaïque dans une lecture littérale à mystique selon la maîtrise des permutations qu’il permet. Conjuguant travail stylistique et piété ascétique, le pieux chercheur révèle ainsi une force active qui induit un effet dans le monde du réel et aide le kabbaliste à s’approcher des plans mêmes de la création. Exemple de numération : vav (w,ou) =6 ; Hé (h,j) =7 ; daleth (d)=4 ; guimel (g,c)=3 ; beith (b,v)= 2 ; aleph (a)=1 ; yod (y)=10 ; Schin (s,sh)=300 etc…

[4] Henri Sérouya, La Kabbale, Paris, Grasset, 1947, chap. X. Les sephiroth, p. 230 et suivantes.

[5] Sir JE Gardiner, op. cit., p. 212. Il cite John Butt, Bach’s Dialogue with modernity: Perspectives on the Passions, 2010, p. 53. Voir aussi p. 181 sur l’étroite synergie entre les deux hommes, Luther et Bach, alors même que 200 ans les séparent.

[6] S. JE Gardiner, op. cit., p. 213.

[7] Voir concernant les sources politiques du courant rose-croix, l’important travail de Frances Yates, La Lumière des Rose-Croix, Paris, Retz, bibliothèque de l’irrationnel, trad. Française 1978. Et JE Gardiner, op. cit., p. 55.

[8] Kepler a découvert les trois relations mathématiques, aujourd’hui dites lois de Kepler, qui régissent les mouvements des planètes sur leur orbite. Les deux premières sont publiées en 1609 dans un livre intitulé Astronomia Nova. La troisième survient seulement en 1618, et quantifie le rapport entre longueur du demi-grand axe et période de révolution. Parallèlement, Galilée, en 1604, découvre la loi du mouvement uniformément accéléré, qu’il associe à une loi des vitesses erronée. En décembre, il commence l’observation d’une nova connue depuis le 10 octobre au moins. Il consacre 5 leçons sur le sujet le mois suivant, et, en février 1605, il copublie Dialogo de Cecco di Ronchitti in Perpuosito de la Stella Nova avec Girolamo Spinelli. Bien que l’apparition d’une nouvelle étoile, et sa disparition soudaine, entre en totale contradiction avec la théorie établie de l’inaltérabilité des cieux, Galilée reste encore aristotélicien en public, mais il est déjà fermement copernicien en privé. Il attend la preuve irréfutable sur laquelle s’appuyer pour dénoncer l’aristotélisme. Le 12 mars 1610, Galilée publie à Venise les résultats de ses premières observations stellaires dans l’ouvrage Sidereus Nuncius (Le Messager céleste), dont les 500 exemplaires seront épuisés en quelques jours. Le professeur d’université de Padoue, qui affiche son origine florentine, accède à la célébrité en quelques semaines).

[9] James E. Mcguire, Piyo M. Rattansi, Newton et la flûte de Pan, Paris, Allia, 2015.

[10] On peut penser à la métaphore des « Paroles gelées » dans le Quatrième Livre de Rabelais, chap. 48-65.