Bach : quand le Nombre fait sens

Introduction

Il est parfois difficile d’envisager que la musique, comme tout discours, puisse « dire » quelque chose ; et qui plus est, qu’on puisse suggérer que ce « quelque chose » soit porteur d’un sens spécifique qui en justifie l’étude. Comment en effet des notes sur une portée, fussent-elles agencées harmonieusement par un musicien de génie, peuvent-elles exprimer une « réalité », transmettre une « idée », voire raconter une « histoire » complète avec protagonistes, enjeux, obstacles et résolution ? D’autant que Bach va encore plus loin : non seulement il veut par sa foi luthérienne — de laquelle il nourrit sa vie intérieure — faire (re)vivre par sa musique « l’histoire » du Christ, mais encore veut-il rechercher un type d’écriture qui « convienne » avec la sacralité du sujet à l’instar des penseurs et érudits du XVIe siècle pour qui « il [était] raisonnable que la manière d’écrire convienne à ce que [ils] essaient de tracer à [leur] pouvoir »1. Ces propos d’un Franciscain vénitien à l’aube de la Renaissance traduisent parfaitement les exigences que Bach s’impose à chaque écriture musicale, lui dont la mission, assume-t-il avec ferveur, est de témoigner activement de la présence et de l’action de Dieu sur terre parce qu’il en a reçu le « don ». Pour conduire un projet d’une telle envergure, (témoigner de la présence de la transcendance dans un discours humain), il a choisi, entre autres mais de manière privilégiée, un type de rhétorique fondée sur la symbolique des Nombres. Le principe, connu depuis l‘antiquité, permet d’exprimer sous couvert d’un voile profane un message de profonde humanité, de religieuse spiritualité, voire de spécifique mysticité dont il se veut l’humble et fidèle transmetteur. Cette étude s’efforce de rendre compte de la pertinence des héritages qui ont modelé la conscience musicale de Bach et nourri l’aspiration à une rhétorique « sacrée » non par le truchement des livres mais par la foi, une foi qui, par le premier réformé Luther —dans l’ombre duquel il a été élevé— lui a permis de répondre à la mission dont il s’était investi.

1 François Georges de Venise, De harmonia mundi, (1525), traduite en 1578 par Guy Le Fèvre de la Boderie, L’Harmonie du monde, Paris, Jean Macé, 1578, fac-simile Paris, Arma Artis, 1978, Cantique I, Livre VI, chap. 1, p. 181B. Concernant le De harmonia mundi, voir mon étude, La métaphore musicale de l’harmonie du monde à la Renaissance, Paris, Beauchesne, à paraître décembre 2017.

Ce sont en effet les Nombres qui, de tout temps, ont laissé penser que la « pureté » de leur forme figurait le plus fidèlement l’absolu de l’Idée, le langage divin (héritage platonicien); quand, en outre, l’évocation des Nombres ont fait espérer le ré-enchantement du Monde par la réactivation des principes de beauté et d’amour (héritage néoplatonicien, kabbaliste et d’une certaine façon, héritage franciscain), la musique put à juste titre devenir l’expression fidèle de la parole et de la présence de Dieu « en langue »2. Ce fut ensuite le luthérianisme qui a systématisé et synthétisé la puissance de ces héritages spiritualistes qui focalisaient sur la musique la possibilité d’établir de manière personnelle et sacrée la relation à Dieu — Luther fut un contemporain du tout début de la Renaissance italienne—. C’est enfin l’héritage rose-croix qui, 100 ans plus tard mais par proximité spatiale et idéologique (la région de Weimar), a été reçu par Bach comme le discours le plus abouti qui permettait de réunir sous un même mode d’expression les fils épars d’un projet de révolution universelle, théologique, politique, moral voire intime— il y a mêlé des éléments propres à l’histoire de sa vie—.
Nous proposons une étude en deux temps. En un premier volet, je rappellerai dans la mesure du possible les principes des divers héritages philosophico-théologiques évoqués précédemment, qui ont pu nourrir la foi et la rhétorique de Bach3.
Dominique Serve présentera une étude « chiffrée » de la Sonate en fa mineur pour clavier et violon, étude dont le but est de prouver par « l’exemple » la manière dont un cryptage fortement imprégné des courants néoplatoniciens, kabbalistes et Rose-Croix, peut, à qui sait encore les lire, révéler autant les blessures identitaires de l’homme-Bach que son aspiration à une spiritualité d’une grande authenticité.

I : Comment « lire » ou « construire » un discours qui parle du sacré ?
2 Voir Paul, 2e Êpitre aux Corinthiens, Bible de Jérusalem, Ed. du Cerf, chap. 14, p. 1660-1661.
3 La matière dépasse cette courte présentation. Voir Myriam Jacquemier, La métaphore musicale de l’harmonie du monde, Paris, Beauchesne, à paraître décembre 2017, première partie.

➢ Depuis le Moyen Âge, il est convenu que l’élaboration du sens des textes saints ne se donne pas ; il se construit par un successif déroulement des quatre niveaux d’interprétation qui sont censés « mimer » l’acte de creuser l’accès à une création complexe, accessible par révélation successive des quatre pans de la réalité. Un tel mode de lecture doit permettre de ramener le désordre de la diversité profane à la contemplation d’une profonde et mystique unité, science et théologie cultivant un même objectif : contempler et rendre sensible la perfection de la création. Dans un tel système de représentation, microcosme et macrocosme sont pensés comme unis en un espace clos, proportionnellement hiérarchisé, modèle de toute création divine, donc figure structurelle attendue de toute construction humaine inspirée. Les systèmes analogiques de figures et de rapports sont alors autant de « symboles » qui témoignent de la « preuve » de la présence de Dieu et de son amour pour les hommes. La dynamique qui donne vie à l’ensemble du système ne se conçoit pas, alors, sans ce mouvement de sympathie qui attire chaque élément du cosmos vers Dieu « par amour du créateur pour sa créature ».

Ce système cosmologique une fois posé, il est aisé de comprendre que le premier niveau de lecture ait renvoyé à ce qu’on peut appeler le sens « littéral » (ce qui se voit au premier regard) ; le second niveau se détectait sous le voile des jeux d’écriture et permettait d’accéder à la dimension allégorique (ou figurée) du texte ; le troisième niveau commençait à délivrer le fonds herméneutique ou symbolique du message et avait pour mission de révéler sous les deux premiers masques rhétoriques les principes d’une morale, l’expression de valeurs qui avaient pour fonction d’agir concrètement sur l’espace social ; quant au dernier niveau d’interprétation et d’élaboration (ou révélation) du sens, il révélait enfin la dimension anagogique ou mystique du texte qui s’érigeait en règle spirituelle de vie jusqu’à ce que le travail d’exégèse et de purification eût offert la révélation suprême, la contemplation béate du principe du créé4. Une telle méthode de lecture affichait clairement son objectif : par la lecture et l’étude d’un texte conçu comme « sacré » (partition comprise), postuler la possibilité de renouer le contact perdu par l’humanité avec son créateur et ainsi d’en faciliter la présence et les effets de la Parole divine au monde.

Telle est la pensée profonde de Bach quand il se livre, au moins dans certaines pages d’écriture, à une rhétorique à part entière, personnelle et inspirée, riche de véritables confidences dans la seule espérance d’en adoucir la douleur, d’en apaiser la solitude et d’en transmettre l’amour à l’ensemble de la création5/

➢ On peut avoir l’illusion, quand on aborde les Passions ou les Oratorios, que l’évidence religieuse des paroles dispense d’une approche plus complexe fondée sur l’étude des quatre niveaux d’accès au sens6. La méthode pourtant demeure tout aussi heuristique, libérant, sinon à l’oreille du moins au filtre de l’analyse, une structure qui, par niveaux successifs, est censée révéler un message de « foi » et faire accéder à un autre niveau de réalité7.

4 H. de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture. Cerf/DDB, 1959, vol. 1, p. 23. Littera gesta docet, quid credas allegoria,/Moralis quid agas, quo tendas anagogia. « La lettre instruit des faits qui se sont déroulés, L’allégorie apprend ce que l’on a à croire, Le sens moral apprend ce que l’on a à faire, L’anagogie apprend ce vers quoi il faut tendre ».
5 Concernant Bach, l’outil absolu de référence aujourd’hui est l’œuvre de John-Eliot Gardiner, Musique au château du ciel, Paris, Flammarion, 2014 (trad. française).
6 Voir de Pierre-Alain Clerc, Discours sur la rhétorique musicale et plus particulièrement la rhétorique allemande entre 1600 et 1750, rédaction a posteriori d’un discours prononcé à Peyresq le 2 juin 2000 sur simple canevas.
7 Voir Gardiner, XXXX. Et P. Clerc, La rhétorique musicale XXX : Pour des raisons de clarté, nous centrons notre étude sur le dernier niveau de lecture du discours musical, en l’occurrence la construction cryptée de la partition. Nous reportons à une autre étude la mise en évidence des mécanismes rhétoriques qui en structurent la composition.

Les héritages du passé : kabbale, néoplatonisme, Rose-Croix

➢ Kabbale et chrétienté : Le premier discours chiffré dans notre espace euro-méditerranéen concerne l’écriture « originelle » de la Bible dont la tradition kabbaliste a conservé la lettre et l’esprit. Fondée sur le principe que l’hébreu a pu sauver la langue des origines de l’épisode babélien et donc le principe même de la création (inscrit de manière « essentielle » dans le pouvoir spirituel et effectif des lettres), s’est ordonnée une méthodologie spiritualiste dont l’interprétation des combinaisons entre lettres, sons et nombres puisés dans le texte hébreu, accompagne initiatiquement un travail personnel de morale et de perfection. Ce courant a tout particulièrement fasciné la Renaissance chrétienne lorsque sont parvenus en France et en Italie les Juifs qu’Isabelle la catholique avait expulsés d’Espagne en 1492. Ces « migrants » sont arrivés avec leurs Bibles imprimées ; et la diffusion, rendue aisée par les progrès de l’imprimerie, s’est propagée dans les milieux érudits chrétiens avec une efficacité d’autant plus grande que l’ouverture des espaces, des horizons, des connaissances rendaient tous ces chercheurs avides de savoirs nouveaux.

Les Juifs érudits se sont initiés au christianisme et les chrétiens qui, pour certains avaient ignoré le grec (mis à l’index par la Rome latine), se sont plongés aussitôt dans l’étude de l’hébreu pour tenter de chercher des « correspondances », voire des « révélations » dans l’expression des deux Testaments : le Vieux Testament n’est-il pas la forme « allégorique » et « symbolique » du Nouveau qui en exprime la réalisation et en modifie l’histoire du monde ? On retrouve le principe de lecture méthodique exposé plus haut.

✓ La confrontation entre les deux cultures (juive-chrétienne) a catalysé la création d’un mouvement « concordiste » d’une grande spiritualité (sous l’égide de Pic de la Mirandole dès les années 1485), qui réunira jusque dans les années 1530 ceux qu’on appela les Évangélistes (qui sont demeurés dans le giron de Rome, non sans en avoir critiqué à voix haute les abus et les dysfonctionnements : Rabelais, Érasme, More etc) puis qui donna aux premiers réformés les bases d’une révolution dogmatique de première ampleur. Luther en sera le fondateur. Tandis que les chrétiens, demeurés « catholiques chrétiens » après le schisme, considéraient que seule l’institution de l’Église pouvait « filtrer » tout échange avec Dieu, les protestants sous l’égide du premier d’entre eux, Luther, postulaient la possibilité d’une quête personnelle et intime du message divin, exprimée de manière privilégiée en langue vulgaire donc sans l’intermédiaire d’un clergé dont ils dénonçaient l’usurpation d’un pouvoir faussement spirituel. Là réside la pierre fondatrice sur laquelle le protestantisme luthérien a construit son investissement théologique sur le pouvoir de la musique, témoignant en cela d’un emprunt très marqué aux théories kabbalistiques et néoplatoniciennes réactivées par Ficin à la fin du XVe 8.

✓ Dès 1517, au moment même où Luther déclenche sa première attaque contre la pratique des Indulgences, Reuchlin, un des plus grands kabbalistes de la Renaissance publie le De arte cabalistica dans lequel, sous la forme d’un dialogue à 3 voix, il développe les fondements des principes et pouvoirs de la kabbale (ou mystique juive construite selon une certaine lecture de la Torah)9.

8 La démarche de Calvin sera tout autre. Pour Luther et la musique, voir Hubert Guicharousse, Les musiques de Luther, préface de Marc Lienhard, Genève, Labor et fides, 1995.
9 Johann Reuchlin, La kabbale (De arte cabalistica), Paris, Aubier-Montaigne, 1973, trad. François Secret.

Il s’agit de poser le principe de réalité comme le fruit d’une émanation lumineuse qui se « matérialise » au fur et à mesure qu’elle s’éloigne du Créateur ; la réalité matérielle du monde se manifeste, selon une sorte d’ « échelle de Jacob »10, par « degrés », degrés numériques révélés par le poids des lettres qui nomment l’élément de réel. Car dans un tel principe de représentation, tout réel se confond avec sa nomination. La langue d’Héber conçue comme « essentialiste » postule la totale adéquation entre l’essence, le mot et la chose, le lien en étant la numérologie. Chaque lettre se numérise par le nombre, et le Nombre — à la fois puissance effective et rationalité pure — en traduit l’entité spirituelle11. Idéalement, la voie pour y parvenir emprunte les 32 sentiers de sagesse et doit franchir jusqu’à 50 portes en redonnant force et vie aux 22 lettres de l’alphabet, symboles actifs du principe créateur. Pragmatiquement, le lien essentiel qui permet d’entrer en communication avec le principe divin s’opère par le déchiffrage des textes saints selon les diverses combinaisons possibles — la guématrique, la notarique, la Temura — qui révèlent les sens cachés du texte12. Au plan existentiel, la démarche théo-linguistique n’est en aucun cas coupée du réel puisque les lettres ou sons figurent l’image fidèle de la vie et la vie précède la contemplation : « il faut donc d’abord purifier la vie puis illuminer la contemplation » ; car, et c’est le rouage essentiel du principe : « ce en quoi la nature exerce d’abord une force magique, c’est la voix de Dieu »13.

✓ Ce fondement kabbalistique qui confère aux sons d’une certaine langue la capacité de témoigner du principe de la création est essentiel et expliquera l’importance que les XVIe et XVIIe siècles accorderont, par contamination et nostalgie, à la diction, à l’élocution et à la première d’entre elles, la prolation des noms divins que l’expression musicale prépare. Le passage de la diction à la musique, facilité par les théories platoniciennes des Anciens, en conforte en effet amplement la mission, celle de rendre de manière sonore la pureté des rapports harmonieux qui structurent la création14.

10 La métaphore de l’Échelle de Jacob rappelle que chez les Juifs, l’homme ne vit pas la rupture ontologique que l’incarnation christique induit par la mort du Sauveur. L’accès à Dieu peut s’effectuer « le long de l’échelle de Jacob », du réel à l’absolu sans solution de continuité.
11 La kabbale , p 274-5 ; 278-281.
12 Reuchlin, op.cit., p. 283, p. 296.
13 Reuchlin, op.cit., p. 199 ; p. 235 où il cite Pic de la Mirandole.
14 Ibid, p. 292

Malgré les condamnations de plus en plus radicales sous le feu de l’inquisition des thèses hébraïsantes, le courant kabbaliste continue aux XVIe et XVIIe siècles, fût-ce sous le manteau, de faire vivre cette espérance d’un langage « essentiel » et universel, prometteur d’un possible déchiffrage du réel et d’une sortie de la solitude existentielle face au monde et au créateur.

➢ Néoplatonisme et magie : Le second courant qui lui aussi se fraie un chemin dès l’antiquité, éclate de manière spectaculaire à la Renaissance et prouvera sa pérennité en se prolongeant dans l’imaginaire occidental sous les diverses formes d’illuminisme jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et même au-delà. Inspiré de Pythagore et de la pensée grecque, puis théorisé par Plotin et surtout à la fin du XVe par Pic de la Mirandole et par Ficin15, le néoplatonisme prétend « réaffirmer le principe pythagoricien selon lequel les analogies entre les modèles mathématiques de la musique, de la géométrie et de l’astronomie » peuvent rendre compte de l’harmonie de l’univers. De même que certains Pères de l’Église ont longtemps accepté le principe de l’hébreu langue des origines, de même le christianisme n’a pas toujours rejeté cette foi quelque peu « paganisée » en « un monde supérieur invisible —le macrocosme— dont notre petit monde —le microcosme— témoignerait de l’existence et de la perfection par une multitude de correspondances cabalistiques »16. La papauté à l’aube de la « carrière » de Luther en confirme l’idée17.

✓ Si, dans cette étude, le néoplatonisme nous intéresse, c’est en effet parce qu’il intègre aux théories grecques hermétiques et aux combinaisons kabbalistiques la pratique de textes cryptés comme autant de « symboles » que Dieu envoie pour permettre à l’homme de comprendre le monde et d’en maîtriser ses place et fonction dans l’univers. Plotin, Proclus, Jamblique et finalement Ficin et Pic ont constitué de siècles en siècles les fondements d’un ésotérisme complexe qui, par la puissance magique des images divines, font se révéler les mystères de la création.

15 Concernant Plotin, Ficin, Pic Voir La métaphore musicale de l’harmonie du monde, p. 103-118.
16 Voir C. Charcot, article internet « Bach et la numérosophie ».
17 Après Adrien VI, Clément VII, pape initié au néoplatonisme, reçoit du franciscain kabbaliste son De harmonia mundi en 1525 comme une arme possible contre les risques de schisme et de fractures idéologiques qui menacent la chrétienté.

Le virage idéologique essentiel intervient quand Ficin, en fin de XVe siècle florentin (1480-1490), justifia les échanges permanents entre l’âme et le corps par un mouvement de sympathie qui, après que l’âme eut pu pénétrer la matière, porte l’homme dans son intégrité corporelle jusqu’à une réelle communication avec le divin18. Pour Plotin (205 – 270 apr. J.-C.), l’âme pouvait pénétrer le corps et induire une possible ascension de l’âme vers les hauteurs du monde divin mais, en aucun cas, la puissance divine ne pouvait « descendre » jusqu’au monde sensible, pourtant richement doté de spiritualité19. Avec Ficin, l’esprit habitant la forme mais la forme pouvant s’élever jusqu’aux « cabinets divins » (le rapt mystique), la Beauté riche des deux potentialités divine et humaine pouvait conduire sans perte à l’essence de Dieu.

Jusqu’ici, tout est extrême, les êtres supérieurs et les inférieurs se fuient, manquant d’un lien valable20. Mais cette troisième essence, qui est intercalée, est telle qu’elle habite les régions supérieures sans délaisser les inférieures, ce qui fait qu’en elle les êtres célestes sont reliés aux êtres inférieurs. En effet, immobile, elle est aussi mobile. D’un côté elle s’accorde avec les êtres supérieurs, de l’autre avec les inférieurs. Si elle s’accorde avec les deux, elle les recherche tous les deux. C’est donc par une sorte d’instinct naturel qu’elle s’élève vers les régions supérieures et descend vers les inférieures21. Tous les critiques s’accordent à considérer comme essentielle l’importance de ce postulat axiologique repensé par Ficin selon lequel l’âme qui « est mouvement » pénètre toute la matière sans lui faire perdre ses qualités spirituelles22.

18 Ficin, « Epist. de divino furore à Peregrino Agli » (1457), Opera, p. 612-615 (trad. trad. française, éd. J. Reynaud et S. Galland, Lettres, Ibid., p. 24-33). Concernant l’ensemble du corpus des Epistole, se référer à l’introduction de Stéphane Toussaint dans l’édition des Epistole Marsilii Ficini Florentini, fac-simile de l’édition de Venise Matteo Capcasa, de 1495, Société Marsile Ficin, San Marco Litotipo Editore, 2011, p. V-XI. Sur le « rapt » ficinien et les « fureurs », voir, voir H. Corneille-Agrippa, La Philosophie occulte ou la magie, Livre III, chap. XLV-L, p. 210-223. Voir W.O. Scott, « Perotti, Ficino and Furor poeticus », Studi umanistici piceni 1, 1981, p. 273-284. Voir aussi « Epist. Marsilius Ficinus Antonio Canisiano viro docto, atque prudenti de musica », in Opera, p. 650-651, Lib. I, 7; trad. française, éd. J. Reynaud et S. Galland, Lettres, p. 96-99.
19 Voir Plotin, Ennéades, éd. Bréhier, III, §2, p. 26 et I, chap. VI, « du beau », §1, p. 94.
20 Il évoque le dualisme platonicien irréductible, à peine altéré par la philosophie plotinienne où l’âme peut monter vers la matière mais elle ne peut s’abaisser à y descendre.
21 M. Ficin, Théologie platonicienne de l’immortalité de l’âme, texte critique établi et traduit par Raymond Marcel, Paris, les Belles lettres, 1964, p. 138.
22 La thèse est essentielle et marque son originalité par rapport aux textes orthodoxes. Voir O. Kristeller, Renaissance Concepts of Man, New-York/ Evanston/ London, Harper and Row, 1972, chap. II, p. 30 ; et du même auteur, l’« Introduction » à la traduction en anglais de la Correspondance de Ficin, New-york-London, Schoken Books, Gingko Press, 1985, t.1, p. 22 ; du même auteur encore, The Philosophy of Marsilio Ficino, chapitres III et IV. Se référer aussi à R. Marcel dans sa « Préface » à l’édition critique du Commentaire Sur le Banquet de l’Amour qui en accrédite l’importance.

L’homme devient alors ce miracle de la nature, « cette admirable félicité de l’homme, dit Pic, qui peut être ce qu’il veut »23: monter vers la contemplation des principes supérieurs comme vivre pleinement sa vie terrestre, riche des sensations et des savoirs humains. Est maintenu le principe pythagoricien emprunté à Xénocrate selon lequel « l’âme est un nombre qui se meut ; un nombre, c’est à dire une nature multiple qui se meut, qui est donc mobile par sa qualité propre »24. Mais la reconnaissance de cette dualité humaine (corps et esprit à la fois, aucun aux dépens de l’autre) transforme complètement le regard que l’homme porte sur lui-même, sur la nature et sur Dieu et surtout sur le mode de communication qu’il peut établir avec le divin. La création originelle devient réellement « une », tout en conservant à l’homme une place centrale au cœur du créé. La diversité matérielle se sublime en permettant à l’unité première de se révéler par delà les apparences par un discours d’harmonie et de vérité (la musique en est l’épure : chaque note se sublimant par la résolution harmonieuse des intervalles jusqu’à l’unité). La valeur spirituelle du « Nombre » perdure donc mais elle s’enrichit d’une nature complexe et foisonnante de vie qui oriente les disciples de Ficin vers une conception plus charnelle de la création, forme parcourue par l’esprit, offerte à la jouissance et à la contemplation des humains au service de leur élévation spirituelle et de leur bien-être. La création se voit ainsi purgée de toute « dissonance », amorce de barbarie, et peut exprimer librement le désir de paradis. Dans ce monde de matière mû par les forces de l’esprit, la Beauté gouverne donc la création et la liberté humaine ouvre à l’homme les voies de la connaissance et du bonheur25. Les rapports harmonieux du Diapason doublent les effets magiques des lettres hébraïques, tous provenant de la magnificence d’un Dieu de bonté, de beauté et d’amour qui accordent à l’homme de pouvoir communiquer symboliquement et fidèlement avec le créateur. La valorisation d’un langage sacralisé est restaurée.

23 Pic, De la dignité de l’homme, Paris, éd. de l’éclat, (1993) 2005, trad. Y. Hersant, p. 5-9.
24 M. Ficin, Théologie platonicienne de l’immortalité de l’âme, p.134.
25 Cette irruption d’une culture paganisée au cœur d’une Europe scolastique bridée par Rome s’est opérée après que Cosme eut invité le jeune Ficin (le fils de son médecin) à traduire du grec au latin les œuvres des néoplatoniciens et hermétistes grecs. Les traductions de Ficin comme les Bibles juives, enrichirent la culture des érudits chrétiens et un courant « orphique » sous l’égide de Pic de la Mirandole se développera en France jusqu’au XVIIe siècle.

✓ Même après le Schisme réformé et la contre-réforme érigée au Concile de Trente, l’imaginaire néoplatonicien résistera aux coercitions des divers pouvoirs religieux, jusqu’à éclater, précisément, de manière violente au moment de la diffusion des manuscrits dits « Rose-croix » au début du XVIIe siècle26. Ce rêve nostalgique d’une représentation du monde fondée sur la magie des nombres, sur la sacralité d’un possible langage divin- humain et sur les rapports harmonieux du Diapason peut se deviner dans les canons de beauté de l’art renaissant même tardif ou dans les fréquents27 essais de réflexion sur la musique et la beauté. Plus les guerres de religion dévasteront l’Europe et en particulier la France, plus les rêves de concordisme et de victoire de l’harmonie sur les dissensions emprunteront aux manifestations néoplatoniciennes les formes de la paix, de l’amour, du bonheur. Plus les autorités religieuses (contre-réforme et calvinismes) se déchaîneront contre les libertés et autonomies de conscience véhiculées par ce courant, plus il se développera de façon clandestine jusqu’à éclater de manière totalement convulsive sous les traits de publications mystérieuses qui racontent les aventures spirituelles du chevalier Rosencreutz dans les années 1610-1615: « Finalement échec de la28 Renaissance ou illuminisme prématuré » interroge F. Yates. Par sa forme même ce courant deviendra plus qu’une légende, l’expression d’une quête aussi bien théologique qu’existentielle que Bach vivra par et dans sa foi.

➢ L’héritage Rose-Croix. Au début du XVIIe siècle, tout bouge. Le pouvoir catholique resserre son étau d’abord au niveau du dogme (contre-réforme avec le Concile de Trente), puis au niveau politique (l’assassinat de Henri IV et la montée en puissance des Habsbourg contre les états protestants). L’imaginaire réformiste avec ses rêves de révolution universelle portée par une religion pure et fidèle aux sources ne suscite plus d’adhésion inconditionnelle et populaire. Le clivage de plus en plus avéré entre Luthériens, Hussistes, Calvinistes au sein même de la grande famille des Réformés abîme de toutes parts la pureté du rêve concordiste de culture et d’amour tant espéré par les premiers réformés et soutenus jadis par les Évangélistes et les kabbalistes chrétiens.

26 Sur les Rose-Croix, voir F. Yates, La Lumière des Rose-Croix, Paris, Culture, art, loisirs, 1978.
27 Voir Pontus de Tyard, Solitaire premier, Genève, Droz, 1950 ; et Solitaire second, 1980.
28 Voir Yates, La Lumière des Rose-Croix, p. 42

​Maintes petites « sociétés » se créent, le plus souvent sinon secrètes du moins discrètes, jusqu’à ce que la célèbre « société » rosicrucienne (qui n’en était pas une au demeurant) dont le sceau revendique sa fidélité à Luther, concentre sur elle dans les années 1610-1630 une incontestable fascination. Les pouvoirs établis s’en émeuvent et jaloux de leur marginalité « révolutionnaire », ils tentent par l’inquisition de les réduire au silence. La méthode « rosicrucienne » était en effet dangereuse pour l’autorité, quelle qu’elle soit : ils voulaient ré-enchanter le monde de l’esprit et développer la liberté individuelle en réactualisant les théories spiritualistes antérieures qui associaient en un même combat les dimensions spirituelles, politiques et rhétoriques d’une possible révolution universelle. Le caractère clandestin de diffusion des manifestes redonnaient plus de poids encore aux propos utopistes et humanistes d’une telle littérature.

✓ Il aurait été utile de rappeler historiquement comment les Rose-croix ont porté, au-delà des « lumières » ésotériques, les espoirs d’une résistante théologico-politique portée par le jeune Frédéric V, Electeur luthérien du Palatinat du Rhin, au pouvoir catholique envahissant des Habsbourg avant que ne soit avéré l’échec complet de leur révolution ; mais l’ampleur du sujet dépasse le cadre de cette étude. Il demeure que la violence de la répression laissera de violentes blessures dans cette région qui sera celle dans laquelle vivra Bach quelques deux cents plus tard : un sentiment de déréliction, d’abandon, de solitude extrême au sein de courants religieux incapables de restaurer l’unité et l’harmonie politique, théologique, spirituelle même dont Bach ressentait si fortement le besoin.

Dans ces années de paix troublée entre les guerres de Religion, l’Electeur palatin avait représenté quelque chose de plus que le calvinisme traditionnel de sa maison. Grâce à son mariage, il avait transporté en Allemagne les splendeurs de la Renaissance jacobéaine et ce grand mouvement s’était mêlé à d’autres mouvements puissants donnant naissance à une culture très riche qui, malgré sa courte durée, fut, je crois, un élément très important dans le cheminement de la Renaissance vers l’Illuminisme. A ce moment, les forces de la Renaissance se heurtent à la réaction avec un impact terrible ; elles se perdront et disparaîtront dans les horreurs de la guerre de Trente Ans mais lorsque les années noires se terminent, c’est l’illuminisme qui apparaît29.

29 Frances A. Yates, La Lumière des Rose-Croix, p. 42.

✓ Ce courant Rose-Croix intéresse cette étude d’abord car il légitime politiquement et théologiquement les emprunts avérés de Bach à l’histoire imaginaire du chevalier Rosencreutz, ensuite parce qu’il rappelle l’importance des thèses rosicruciennes dans la continuation plus ou moins clandestine jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et même au-delà. Bach vivra d’autant plus l’ambivalence du siècle (raison-illuminisme) qu’il séjourna dans une région où la domination de la Raison active chez les philosophes put être sérieusement entamée par des contre-courants spiritualistes — même nimbés de magie— forts. Il n’est donc pas étonnant que des êtres comme Bach dont la musique était intégrée de manière idéologique et intime au dogme luthérien, put trouver dans les vestiges fantasmés du courant Rose-Croix les germes d’une liberté quasi- mystique en marge du pouvoir des hommes, au seul profit d’une quête de langage direct avec le créateur.

✓ Le terme « rosicrucien » dérive du nom d’un supposé Christian Rosencreutz dont deux manifestes édités en 1614 et 1615 à Kassel (non loin des lieux de vie de Bach) évoquent sous l’égide du personnage éponyme la renaissance d’un Ordre perdu. Paradoxalement, le message essentiel, au-delà du récit, consiste à inviter de nouveaux membres à les rejoindre alors même qu’aucun, pas même les fondateurs (s’ils ont existé), ne se fera, un seul jour, connaître, ni ne répondra à une seule proposition d’entrée. Ainsi se construira le mythe…

Le premier Manifeste Fama fraternitatis des löblichen Ordens des Rosencreutzes (Histoire de la fraternité de l’ordre vénérable de la Rose-Croix), diffusé en 1614, et le second Confessio fraternitatis R.C. (Confession de la fraternité R.C.) ont été vraisemblablement écrits par Johann Valentin Andreae natif du Würtemberg et pasteur luthérien. Le troisième manifeste plus tardif Noces chymiques de Christian Rosenkreutz en l’an 1459 (édité en 1616) raconte une aventure chevaleresque dont le héros se réfère à l’Ordre évoqué dans les premiers tracts ; c’est dans ce récit que l’Ordre arbore un symbole proche de celui de Luther, une croix rouge et des roses (celui de Luther est une croix noire dans une rose blanche entourée de bleu, l’ensemble ceint d’un cercle doré). Il est vraisemblable que Johan Valentin Andreae n’ait pas écrit seul ce 3e texte mais que quelques anonymes se soient ajoutés à lui30.

30 Concernant John Valentin Andreae, voir La Lumière des Rose-Croix, p. 48. Pasteur luthérien mais ouvert aux calvinistes, était au départ un petit écrivain de théâtre (fervent de théâtre anglais élisabéthain ; Shakespeare vit encore à cette époque) ; théologiquement parlant, il était surtout désireux de retrouver l’unité, le concordisme et la virginité de la première Réforme dont le symbolisme alchimique lui semblait porteur d’espoir.

✓ Pour mieux comprendre le chiffrage décelable dans l’écriture de la sonate en fa mineur de Bach, il est opportun de mémoriser quelques dates qui constituent les « effets d’irréel » du récit du chevalier auxquels il semble que Bach se soit associé.

Selon la Fama fraternitatis et la Confessio fraternitatis, ce chevalier Christian Rosencreutz serait né en 137831; il est présenté comme symbole actif du rêve de connaissance et de savoir jadis porté par les courants Renaissance : en Arabie il s’initie aux sciences qui ont fait les plus hauts sommets de la culture médiévale (l’arabe, la physique et les mathématiques) ; il y traduit le Liber M. (Liber Mundi ou Livre du Monde), rhétorique traditionnelle en vogue dès le Moyen Âge et la Renaissance qui, par la métaphore du monde écrit par Dieu, le présente comme capable de comprendre et de révéler les plans de l’univers. En Égypte puis à Fez, il y étudie la kabbale juive et les voies de la magie naturelle. Il fonde la confrérie à son retour en Allemagne. Il meurt en 1484 à 106 ans mais son lieu de sépulture reste secret jusqu’à ce qu’un des confrères du nom de Nomen Nescio (« le nom j’ignore») le découvre « involontairement » en 1604. Son testament y est trouvé et devient le document le plus précieux de « l’Ordre ». L’autel-sarcophage du défunt porte gravées l’épitaphe ACRC hoc Universi Compendium Vivus Mihi Sepulchrum Feci (« Autel Christian Rosencreutz : De mon vivant je me suis fait pour tombeau ce résumé de l’univers ») ainsi que les inscriptions : Jesus Mihi Omnia (« Jésus est tout pour moi »), Nequaquam Vacuum (« rien n’est vide »), Legis Jugum (« le joug de la Loi »), Libertas Evangelii (« la liberté de l’Évangile ») et Dei Gloria Intacta (« la gloire intacte de Dieu »). Ces « devises » sont empruntées soit au dogme luthérien, soit aux thèses hermétiques et kabbalistiques (Nequaquam Vacuum – rien n’est vide)32. La mise en scène (ou la prédiction) est parfaite puisque la découverte fortuite du tombeau confirme l’annonce faite le maître de l’Ordre qui fut placée sur une plaque à l’entrée secrète du tombeau : Post CXX Annos Patebo (« Après 120 ans je m’ouvrirai »).

✓ Le courant Rose-Croix interpella fortement en son temps la sensibilité exacerbée de ses contemporains réformés, dont les rivalités dogmatiques ne laissaient plus guère d’espoir face à l’intransigeance catholique et à la cruauté des temps.

31 Christian (Christ-chrétien) Rosen (la rose associée à Lancaster / Angleterre, mais aussi à la rose mystique) et Creutz, la croix comme les composantes du principe divin, mort et transfiguration (figure païenne avant même que Luther ne l’associe à la figure christique).
32 Voir Pic de la Mirandole, Conclusions, Paris, éd. Allia, p. ???…

​Derrière ce croisement affirmé entre les préoccupations théologico-politiques et l’aspiration à la mystique, la démarche Rose-Croix emprunta à la chevalerie le désir d’inscrire ou de réinscrire le « temps » présent dans le temps biblique qui seul donnait son sens à la vie puisqu’il en commandait le salut. Dans cette représentation du monde à laquelle adhérèrent toutes les thèses millénaristes, le temps se déclinait de façon circulaire, ce qui permettait à Luther de s’affranchir du temps institutionnalisé par Rome pour commenter les événements contemporains. Tout se lisait à l’aune de ce perpétuel recommencement que rythmaient les événements de la vie du Christ. Ainsi, pour Luther et pour ceux qui l’ont suivi, tout le réel pouvait et devait s’interpréter à la lumière des discours apocalyptiques de la Bible et chaque acte vécu participait à la préparation et au rapprochement des temps du Jugement dernier (la parousie). Bach inscrivait son histoire dans un semblable espace-temps ; écrire pour Bach consistait à s’inscrire dans l’expression d’un acte libre et pieux par lequel s’exprimait à la fois le désir et la concrétisation d’une réformation générale universelle des religions et des mœurs pour que se réalise ce concordisme de foi « pure » qui annoncerait nécessairement la victoire finale du Christ33.

➢ De Luther à Bach : un saut de 200 ans mais une transmission étonnamment fidèle.
Il importe de faire un court retour en arrière, dans cette étude, pour éclairer succinctement l’empreinte de Luther sur la formation générale de Bach et la fonction particulière de la musique dans l’expression de sa foi. Luther baigna dans cette première Renaissance dont il fera à plusieurs égards les soubassements de son idéologie christique. En tant que réformé, il s’initia en effet à l’hébreu, à la kabbale et chercha par tous les moyens à contrer l’héritage romain qu’il associe métaphoriquement mais violemment au Babylone de la Bible. Profondément épris de musique, il conserva des néoplatoniciens très en vue en ce début de XVIe siècle cette fascination en son pouvoir « magique » en ce « rapt » initiatique — qu’il associe à la grâce divine— qui propulse l’homme au-delà de sa condition charnelle pour lui faire entrevoir sinon la présence du moins le pouvoir et la miséricorde de Dieu34.

33 Il faut garder en mémoire le frontispice de la Fama Fraternitatis qui parle de : « Allgemeine und general Reformation, der ganzen weiten Welt » qui évoque une Réformation (au sens moderne de révolution) universelle et générale du vaste monde entier.
34 Se référer à l’analyse de l’extrait portant sur la problématique de la pénitence dans La métaphore musicale de l’harmonie du monde, III Partie, p. ???

​Il n’est pas douteux qu’il y a d’abondantes semences de vertu dans les âmes de ceux que la musique émeut ; quant à ceux qu’elle n’émeut pas, ils me paraissent semblables à des souches, à des pierres. Nous savons en effet que la musique est odieuse et intolérable aux démons. J’estime — et je ne crains pas de l’affirmer— qu’après la théologie, il n’est aucun art qui puisse être égalé à la musique ; car seule après la théologie, elle produit ce que la théologie en dehors d’elle est seule à produire : à savoir une âme tranquille et joyeuse ; et c’est évidemment à cause de cela que le diable, auteur de tristes soucis, des troubles et des inquiétudes, fuit en entendant la musique comme il fuit à la voix de la théologie ; de là vient que les prophètes n’ont usé d’aucun art sinon de la musique exprimant leur théologie non dans la géométrie, ni dans l’arithmétique, ni dans l’astronomie mais dans la musique ; de telle sorte que chez eux, théologie et musique sont intimement unies et qu’ils annoncent la vérité d’amour par des psaumes et des cantiques. Mais quelle audace est la mienne de vouloir louer la musique et de prétendre sur ce petit bout de papier peindre ou plutôt barbouiller une aussi grande chose ! Mais mon âme déborde et bouillonne d’amour pour elle qui bien souvent m’a consolé et délivré de grandes peines35.

Certes Luther se trompe quand il reproche aux prophètes d’avoir ignoré la géométrie, l’arithmétique l’astronomie au profit de la seule Musique. L’antique culture, chrétienne comme païenne, a toujours considéré la Musique, idée et pratique, comme la somme, voire la sublimation de toutes les dimensions de ce qui demeure les « arts libéraux ». Mais l’essentiel demeure ; convaincu que la musique est un don de Dieu et qu’en tant que croyant et acteur de sa révolution, il doit lui en rendre grâce, Luther christianise les cosmologies et dynamiques néoplatoniciennes en plaçant la musique au cœur de sa réécriture du dogme et de la foi. Pour le réformateur, la musique « papiste » d’une luxuriance coupable est la preuve même de la rupture de Rome d’avec le Christ. La musique étant « acte de foi », elle est « dogme » et tandis que les catholiques, selon Luther, dévoient la musique en œuvre de pure extériorité (valorisant le pouvoir de l’institution), Luther lui redonne sa fonction d’ascèse mystique, de recherche personnelle et d’intime contact avec Dieu. La musique pour Luther n’est pas un ornement. « Symbole » essentiel de l’harmonie initiale du monde, elle traduit la manière même par laquelle l’homme peut parler à Dieu, et Dieu parler aux hommes. Ce « langage » non seulement symbolique mais analogique (voir l’introduction de l’étude) emprunte nécessairement aux thèses d’ordre « magique » et kabbalistique l’essentiel de sa réforme.

35 Ibid., Œuvres, tome VIII, « Lettres », p. 143: « À Ludwig Senfl, Cobourg, oct. 1530 » ; [WA 5, p. 639]. Senfl était compositeur et maître de Chapelle du Duc Guillaume de Bavière à Munich. Luther sollicite qu’il lui renvoie un exemplaire du cantique in pas in id ipsum dont il confie « que le cantus firmus l’a ravi et le ravit bien plus encore depuis qu’il en comprend les paroles ».

La nécessité de crypter cette tentative toujours brisée de recherche de « parole » à Dieu — Luther est aux antipodes de l’optimisme d’un Ficin— s’explique, malgré son échec programmé, par la volonté avérée de Luther de pousser le langage jusqu’à son confinement le plus expresse, quitte à n’en jamais approcher même l’idée. Mais surtout, préoccupé par la diffusion de ses thèses et son désir de révolution universelle, c’est vers une simplification profane de la musique qu’il s’orientera, délaissant pour des raisons d’urgence politique la recherche mystique du discours musical. C’est en cela que Bach, 200 ans plus tard, luthérien fidèle instruit dans l’église même où enseignait Luther, n’aura de cesse de rechercher tous les moyens par lesquels les limites du discours musical pouvaient être reculées de sorte que soit satisfaites les exigences rhétoriques autant que celles d’une profonde spiritualité.

Nous arrivons à présent enfin ( !) à l’étude du texte musical de la sonate non pas dans sa version « profane » soumise aux lois du genre à une époque où la conformité à des modèles seule permet la protection de mécènes mais à cette dimension secrète et cachée où se livre l’intimité du message. La musique se fait alors « symbole », lien « cosmique » dans sa forme (car rattaché au monde par la puissance magique des vibrations), « onirique » dans ses écarts à la norme (par les songes et rêveries qu’il laisse échapper), « poétique » par les richesses de « langage » que le discours permet, « symbolique » enfin par la puissance de « transfiguration d’une représentation concrète par un sens à jamais abstrait ». Nous suivons Gilbert Durand quand il définit cette dimension comme « l’épiphanie d’un mystère »36.​

36 Gilbert Durand, L’imagination symbolique, Paris, PUF, 1964, p. 13.

Myriam Jacquemier