Proposition d’une étude numérique de la Sonate en fa mineur Bwv 1018, pour clavier et violon
Le paradoxe est donc posé. La musique sacrée de Bach veut convaincre. Elle se veut un discours entre le compositeur et son auditoire, prononcé dans une langue intelligible, conformément aux canons luthériens qui perdurent dans la région natale du Cantor, de sa naissance à sa mort. Pourtant la recherche d’une rencontre avec un mode divin de langage, sophistiqué et inaccessible directement à l’écoute, est présente dans ce projet d’universelle « intelligibilité ». C’est la maîtrise du « métier » qui lui permet d’intégrer à sa construction musicale ces « éléments » de réalité sacrée par lesquels Dieu transmet l’idéal et vers lequel doit tendre l’humanité. En utilisant comme « unité de compte » les Nombres et comme syntaxe un agencement « rationnel » d’opérations, Bach ne parle pas seulement du Dieu des Chrétiens, voire du Christ fait homme. Il ouvre à l’ensemble de son auditoire une perspective plus large, plus « haute » encore d’élévation et d’abstraction, une « idée » de transcendance qui parle à l’universelle humanité et comble les vides béants supportés par la condition humaine.
Comme toujours, l’armure est déjà le sceau du texte. Nous sommes en Fa mineur, ce que Matheson dans sa description rhétorique des tonalités définit ainsi, une tonalité qui instaure un climat « tendre, calme, profond, pesant, extrêmement mouvant » (Matheson, Volkemenne Capellemeister, 1739, trad. Paul Harlé). Il évoque même la traduction d’une « anxiété mentale » qui induit, selon les codes, un climat de souffrance. Notre analyse de la part cryptée du texte le confirmera.
Le premier mouvement compte 108 mesures, dont les trois dernières (106-107-108) fonctionnent comme une transition. Il nous faut partir de la fin pour en comprendre l’éthos. Ce mouvement se termine en effet sur la mesure 106 ; or, d’emblée, le nombre 106 nous projette dans l’imaginaire rose-croix puisque 106 correspond dans la FAMA à l’âge du décès du héros éponyme, Christian Rosencreutz. L’écriture de ce premier mouvement est à quatre voix, avec trois éléments contrapuntiques et un élément rhétorique qui rend compte, par les longues tenues de violon, de la conscience d’une durée passée, ce que confirme l’étonnant style archaïque du discours. Mais si la date de la mort du héros clôt le mouvement, l’ensemble du mouvement ne peut-il pas en réactiver la mémoire, voire lui redonner vie ? Les deux temporalités (durée passée et temps présent) constitueraient alors un oxymore dont l’effet de rupture ne peut se narrer en une austère description. L’évocation du temps passé n’est en effet pas dénuée de tendresse, ni d’élan, d’autant que cet élan n’arrive pas n’importe quand. Il est préparé à la mesure 59 par la réexposition du trio initial dans le ton de Do (dominante de la tonalité de départ) et fait intervenir le cryptage du nom de Bach décidé tel par lui-même : B (2) + A (1) + C (3) + H (8) = 14= 5+9. Cette entrée « en personne » du musicien dans l’histoire du héros passé se poursuit jusqu’à la mesure 66 qui fait entendre une cadence rompue d’un effet très déstabilisant, comme si devait être symbolisé par cette rupture l’annonce d’un choc à venir dont on sait qu’elle modifiera radicalement la vie de Bach.
Ce premier mouvement musical serait donc la présentation de deux destinées et la confrontation à la mort et au temps ; d’une part, la mémoire d’un héros vieux d’une centaine d’années mais dont on a montré la permanence dans l’imaginaire luthérien par la sacralisation d’un rêve de révolution encore en échec (Voir notre « présentation » jointe à cette étude, myriam Jacquemier, « Bach : quand le nombre se fait sens… ») . D’autre part, la présence du musicien lui-même sur la toile, comme on voit sur des tableaux des XVIe et XVIIe siècles les commanditaires de l’œuvre en humble génuflexion au pied de l’instance politique ou religieuse qui en sacralise les valeurs. Pour suggérer cette tentative d’union par delà le temps, le chrétien luthérien Bach n’hésite pas à réactiver, à l’instar des Rose-Croix, tous les mécanismes d’union universelle qui subliment, par sa recomposition du monde, les divers dogmes qui s’affrontent dans le réel. Tout doit converger vers l’histoire du Christ-homme-Dieu. Le musicien-créateur sollicite alors les puissances symboliques divines (magie naturelle, harmonies musicales, alphabet kabbaliste), conçues encore à l’époque de Bach comme l’instrument de la divinité direct et effectif au cœur du réel. La vie de Bach emprunte ainsi les éléments qui rythment l’histoire passée qui est censée avoir débuté en 1378, année de la naissance de Christian Rosencreutz et qui s’achèverait sur la détresse nostalgique induite par les cent autres années de déception politique et de ruines idéologiques avant la découverte du tombeau.
La transition qui s’opère en 3 mesures (107-109) fait encore apparaître un signe-sens. La musique décline un mouvement descendant dont la signification se révèle au décryptage du Nombre qui lui est attribué. 107 en effet correspond à la somme des lettres du mot compendium (complété par Universi) qui est censé être inscrit sur le tombeau de Christian Rosencreutz, si l’on en croit le texte qui y a été trouvé lors de son ouverture. Le mouvement descendant se charge alors d’une figure explicite qui complète le cryptage numérique, celle de la descente au tombeau.
Le deuxième mouvement occupe 120 mesures si l’on tient compte des reprises. Or 120 est le nombre d’années qui séparent la mort de C.R. de la découverte de son tombeau. La lenteur du temps (temps de la mort, temps de l’oubli) est rendue par deux longues notes calmes (les deux blanches qui débutent le thème) et de longues périodes de doubles croches régulières ; 120 années, c’est long, cela laisse la place à beaucoup d’activités, d’agitation, illustrées par les mouvements continus de doubles croches et l’expression de motifs disjoints.
Le troisième mouvement n’en compte que 27, nombre qui s’obtient en faisant la somme des lettes du mot T.A.G. (en allemand, le jour).
L’histoire à présent peut-être reconstituée. Si en effet on réunit chaque « message » décrypté, en renversant l’ordre apparent — du troisième au premier mouvement— la sonate dans son ensemble peut s’inscrire dans le temps et l’actualité d’une scène spécifique : « le jour (der tag) de l’ouverture du tombeau de Christian Rosencreutz ». D’autres indices peuvent en étayer la thèse.
Ce mouvement compte 27 mesures dont les 3 dernières sont encore des mesures de transition. Or 24 (27-3) est un nombre riche de sens. Bien sûr, il peut renvoyer aux 24 heures du jour, rythme quotidien de la vie humaine ; mais il répond aussi la somme du sigle A.C.R.C. (Altarium Christiani Rosencreutz), qui pourrait faire référence à l’Autel trouvé dans le tombeau du Maître. Cette manière de révéler un « sens » caché par la numération cryptée d’un sigle quelconque nous renvoie aux principes complexes de la notarique, instrument spirituel d’exégèse kabbalistique qui, par la combinaison spécifique de certaines lettres, fait surgir un « mot » nouveau dont le sens éclaire la symbolique mystique de l’ensemble. En l’occurrence, la mesure 24 de ce troisième mouvement est la 252e mesure de la sonate ; or 252 s’obtient en effectuant la somme des lettres qui constituent le nom du héros rosicrucien Christian Rosencreutz, figure récurrente pour signifier la soif d’espérance, l’attente d’une nouvelle temporalité, la sortie du temps des hommes pour rejoindre les temps bibliques. Il n’est pas étonnant alors que le soprano du violon évoque de façon très étirée le choral du temps de l’Avent « Nun komm der Heiden Heiland ». Le message se constitue progressivement. Nous en étions à « l’annonce du jour de l’ouverture du tombeau de Christian Rosencreutzen ». Or le message codé du manuscrit rosicrucien fait correspondre le « tombeau » à l’univers (Compendium Universi). La lenteur des temps à venir rejoint l’immensité de l’espace, d’autant que Christian Rosencreutz en tant que chevalier n’appartient pas qu’à l’ordre éthéré des Anges. Il est l’arme de Dieu sur terre. Cet engagement répond à celui du musicien Bach, témoin et transmetteur d’une Parole qu’il veut vivante.
Nous approchons du dénouement et du quatrième mouvement du texte musical. Les harmonies et les rythmes de ce quatrième temps de la sonate plongent l’auditeur en plein désarroi. Mais au moment où le tragique pourrait se faire entendre, une cadence « implacable », arme fatale de Bach pour se sortir d’une situation désespérée, intervient et fait entendre un nouvel élément de sens ; aux mesures 61 et 62, quatre notes liées deux par deux — qui renvoient aux symboliques de la terre, des quatre éléments, aux repères traditionnels de la vie humaine — font écho, si on les lit de droite à gauche, à ce même début du choral précédemment cité : « Nun komm der Heiden Heiland » (« Maintenant viens, sauveur des gentils »). La récurrence de la référence ne peut être sans signification ; nous sommes toujours dans l’attente de ce temps annoncé par maints prophètes dont Rosencreutz est certes le dernier mais aussi le plus « vivant » dans la mémoire de Bach. Cet événement, sinon effectif du moins souhaité, relie les deux temporalités, celle du héros et celle que vit le musicien-créateur. Quelle transformation Bach veut-il exprimer par ce mouvement rétrograde qui renvoie au thème du miroir, symbole de conversion, voire de transformation intérieure ? La réponse est encore dans le texte.
Ces deux mesures (61 et 62) sont les 316e et 317e mesures de la sonate. Si, à ces deux nombres, on leur ajoute l’année de naissance du héros des manuscrits (soit 1378), on obtient 1694 et 1695 qui sont les événements tragiques qui ont décidé de la vocation musicale de Bach : les années du décès de la mère, puis celles du décès du père tandis que le jeune garçon n’était âgé seulement de 9 ans. La transmutation est faite. Le quatrième mouvement de la sonate fait passer l’auditeur, même à son insu, de l’ère rosicrucienne à l’ère chrétienne, du drame historique porté par les Rose-Croix à la souffrance intime du jeune luthérien pour qui la musique sera la forme la plus résiliente du salut.
Une fois passées les deux mesures fatidiques (61-62), il reste 86 mesures pour achever cette œuvre qui, une fois de plus, réactive le Nombre identitaire de Bach (8 + 6 = 14 = B.A.C.H.) et lui redonne vie. La thématique de la solitude, abyssale et douloureuse, est bel et bien ce qui relie les deux modes d’« existences », celle des deux protagonistes du discours. N’oublions pas que la vie des adeptes rosicruciens ne pouvait en aucun cas se montrer au grand jour. L’engagement à l’Ordre — s’il a existé— supposait un travail spirituel effectué en un vide redoutable, vide angoissant qui envahissait la vie du musicien au fur et à mesure que les deuils s’accumulaient, que les temps historiques au plan théologique et politique s’obscurcissaient. La figure salvatrice portée par Christian Rosencreutz reliait ainsi l’inévitable réalité de la solitude du héros rosicrucien et l’inévitable solitude de Bach après les morts successives de ses parents, puis celles de son épouse et de ses enfants. La musique valorisée par Luther et les Rose-Croix devint très tôt pour Bach de façon évidente, comme déterminée par Dieu, l’outil même de la conscience et de la recherche de sa propre vérité.
Pour conclure
La superposition des deux « histoires », celle de Rosencreutz et celle de Bach, révèle le sens avéré de la mission du Cantor telle qu’il la vécut et telle qu’il a désiré la transmettre, fût-ce sous le sceau du secret : rendre au service de Dieu le don qu’il en avait reçu et exorciser la douleur d’une solitude existentielle. L’écriture se voulait une manière de compenser le vide, de partager avec l’auditeur les événements douloureux de sa vie en les sublimant, donc en les faisant revivre à l’aune de ceux de la vie du Christ ; et parmi tous, c’était la mort sacrificielle et le salut qui en était offert qui en habitaient l’expression. Non pas que la musique amoindrisse la douleur, mais elle lui donnait forme et en circonscrivait les fonctions : celle d’une transmutation par la création portée par le devoir à accomplir, celle d’être un intermédiaire entre Dieu et les hommes par la musique, pensée, écrite, jouée, celle, enfin, d’une mission de transmetteur, la dimension individuelle ne pouvant prétendre à un autre destin que celui du maillon dans la chaîne.
Dominique Serve