Jehan Alain

Il a suffit d’une dizaine d’années à Jehan Alain pour construire une oeuvre dont la densité et les particularités m’ont toujours paru remarquables. Dans bien des pages, où se reflète une vie intérieure d’une rare profondeur, maintes préoccupations qui sont devenues celles des compositeurs de l’après-guerre apparaissent déjà nettement : en particulier une tendance à privilégier le timbre (certaines pièces pour orgue et leurs registrations) et surtout une conception personnelle de la division du temps musical, qui s ‘écarte des données d’une métrique rationnelle.

En évoquant le destin de cet artiste et de ce qu’il parvint à accomplir jusqu’à la fatale journée du 20 juin 1940, je songe aux paroles de Charles Münch : «  Nous devons travailler chaque jour comme si nous allions mourir demain ». Je pense aussi au côté prémonitoire de l’une de ses toutes dernières oeuvres dont j’ai réalisé l’orchestration la Prière pour nous autres charnels écrite en 1939 sur le poème de Charles Péguy.

Henri Dutilleux

 

Prise de son François Carbou.
 
Remerciements à Michel Beaulieu et Jacques Rey pour leur compétence dans le délicat rôle d’assistant.
 
Je remercie également Jean-Thierry Boisseau.

« Le plus grand des tourments, s’il reste sans réponse est la source de la Poésie… » Ludwig Feuerbach nous propose ici une magnifique définition de la Poésie, qui me semble particulièrement adaptée à l’œuvre de Jehan Alain. Ce tourment, d’ailleurs, n’est-il pas sensible dans certaines lettres du compositeur, tourment en face duquel la vie ne semble lui apporter que des réponses partielles. Citons par exemple (lettre d’août 1933) : « Cette espèce de douleur latente que chacun porte au plus profond de soi, ce quelque chose qui gémit même au milieu des grandes joies… ». Ce tourment, d’autre part, n’est pas seulement une chose noire et terrible. Il serait inexact de ne retenir que cet aspect de la pensée de Jehan Alain.

L’opposition entre la vie et la mort, le positif et le négatif, est très vive chez lui : « Comme c’est curieux ! Chaque fois qu’on côtoie la mort on regarde ailleurs. On est préoccupé de vivre. Vivre ! Vivre ! Il semble que plus on est près de cette mort, plus la préoccupation de vivre est violente » (lettre de janvier 1933).

Enfin cette dernière citation qui entre précisément dans le cadre de la pensée de Feurbach : « C’est ce qui se dégage du Victimae Paschali : Dux vitae, mortuus, regnat vivus ». Préfiguration et image du thème éternel : la douleur créatrice, la douleur sanctificatrice, rédemptrice.

Les dessins du compositeur sont un autre aspect de son immense talent, et peuvent nous éclairer sur sa personnalité. Mais l’association « Poésie-Musique » qu’il a lui-même suggérée est d’une extrême importance pour ceux qui cherchent à approfondir son œuvre ? deux textes sont particulièrement importants ; celui-ci, placé en exergue des Litanies : « Quand l’âme chrétienne ne trouve plus de mots nouveaux dans la détresse pour implorer la miséricorde de Dieu, elle répète sans cesse la même invocation avec une foi véhémente. La raison atteint sa limite. Seule la foi poursuit son ascension ». Certes ces citations ne sont pas toujours aussi terrifiantes. Témoin ce poème d’Omar Khayyham, placé devant la Deuxième Fantaisie, et que Jehan Alain, à la fin de la Première Fantaisie a explicité dans une de ses lettres : « Suis ton aveugle instinct : je voudrais que cela signifie : suis ton pressentiment qui t’attire vers les choses fortes, belles, ne cherche pas trop à comprendre les mystères de la foi et ceux de la nature, admire sans disséquer ».

Qu’on me permette de continuer dans ce sens en faisant remarquer une association subjective que je ne puis détailler ici entre Jehan Alain et Baudelaire. Elle m’a aidé dans mon travail, spécialement dans les trois mouvements de la Suite qui me font toujours penser à ces trois poèmes des Fleurs du Mal : « La vie antérieure », « Bohémiens en voyage », « L’Homme et la mer ». Je précise bien qu’il s’agit d’une vision personnelle et non d’une association faite de façon indéniable par Jehan Alain. Cette remarque vaut également pour l’Intermezzo que j’ai rapproché de « la cloche fêlée ».

Litanies

« Quand l’âme chrétienne ne trouve plus de mots nouveaux dans la détresse pour implorer la miséricorde de Dieu, elle répète sans cesse la même invocation avec une foi véhémente. La raison atteint sa limite. Seule la foi poursuit son ascension. »

La musique, ici, exprime cette répétition véhémente. Chaque élément rythmique, mélodique semble tourner sur lui-même, et donne à l’ensemble ce caractère « circulaire », qui suit également du procédé rhétorique de l’augmentation de la tension, de l’émotion, qui nous amène progressivement à une sorte de transe. Un premier palier est atteint mesure 51, un deuxième mesure 63, qui continue d’augmenter jusqu’à la fin.

Il est vrai que la raison atteint sa limite. C’est la seule voie pour accéder à l’Esprit, notion que je préfère ici à la foi.

Suite

Introduction et variations

XII. – La vie antérieure
J’ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,

Le début de cette pièce, jusqu’à la mesure 11, présente plusieurs vagues d’accords descendants, avec le caractère “Doux et fluide” demandé par Jehan Alain. Cette section illustre les deux premiers vers du poème, comme mille feux de lumière qui collent et teignent les portiques.

Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

Les accords des mesures 18 à 20, de plus en plus larges, figurent musicalement les grands piliers :

Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d’une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

Le motif générateur des Variations combine l’effet de cascade de lumière, présenté dans l’introduction, avec le dessin ondulant de la houle. Il annonce le passage en “trois pour deux” qui débute mesure 30. Cet effet rythmique transcrit musicalement la houle roulant les images des cieux. Le motif en triolet cadre d’ailleurs parfaitement avec la prosodie du premier vers de cette strophe. Mesure 35 débute une série d’imitations qui enrichit le discours musical et nous amène, en s’apaisant, à la reprise du motif de la mesure 21, comme un reflet.

C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs,
Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,

A la mesure 53 débute une section qui va encore s’apaisant jusqu’au magnifique motif de la mesure 59, dont la métrique correspond au vers c’est là que j’ai vécu pour s’emballer ensuite à la mesure 63 :

Et dont l’unique soin était d’approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.

Scherzo

XIII. – Bohémiens en voyage
La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s’est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.

Le caractère de l’introduction de ce mouvement (mesures 1 à 16) évoque un lever de soleil, une aurore froide et fatiguée qui peut illustrer le départ d’un campement.

Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.

Suit un « Allegro pesante », pesant comme les chariots et les pas des hommes alourdis par leurs armes. Le motif descendant des mesures 24 et 25 décrit ce regard qui se promène sur le ciel…

Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson ;

Le grillon chante son timbre grinçant mesures 31 et 32. Jehan Alain le développe, redouble sa chanson jusqu’à la mesure 82.

Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et fleurir le désert

Jeux de superpositions (mesures 41 à 56), lumineuses descentes (mesures 57 à 66), développement du début de « l’Allegro pesante » par l’augmentation des valeurs à la main droite (mesures 82 à 89) illustrent cette augmentation rhétorique…

Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L’empire familier des ténèbres futures.

Le retour au motif initial en augmentation, soutenu par les croches de « l’Allegro pesante », nous ouvrent vers ces ténèbres futures qui ne sont pas sans évoquer le climat de Deuil.

Choral

XIV. – L’homme et la mer
Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais à plonger au sein de ton image ;
Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton cœur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ;
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !

Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !

Ce qui ressort de ce mouvement n’est pas une illustration précise des éléments du poème. Il y a plutôt un climat général de grande force, d’une énergie violente liée à la mer. Toutefois, notons les effets d’écho et d’intériorisation (mesures 17 à 58) qui nous ramènent aux deuxième et troisième strophes.

La quatrième est évoquée par le FFF (mesures 58 troisième temps à 74), la mort par la basse seule (mesures 75 à la fin).

Intermezzo

LXXIV. – La cloche fêlée
Il est amer et doux, pendant les nuits d’hiver,
D’écouter, près du feu qui palpite et qui fume,
Les souvenirs lointains lentement s’élever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume,
Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidèlement son cri religieux,
Ainsi qu’un vieux soldat qui veille sous la tente !

Le son choisi par Jehan Alain, l’effet de « brouillard » du trois pour deux, la pédale de tonique, créent ce climat hivernal, à la fois intime et chaud, que souligne le début du poème. La partie supérieure de la pédale (pied droit) fait élever les souvenirs lointains. Mesure 42, voici la « Bienheureuse (la) cloche au gosier vigoureux ».

Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie
Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts.

Brisure à la mesure 51 : changement immédiat de tempo et de caractère « Moi, mon âme est fêlée ». Le motif des cloches, d’un climat plus lourd, le pied droit descendant, renversement des « souvenirs lointains qui s’élèvent » offrent un parallèle évocateur entre la cloche fêlée et l’âme fêlée.

Tout se ralentit à la fin, « qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts », non sans être passé par un sursaut d’énergie (autour de la mesure 66 ) et les souvenirs lointains qui s’élèvent une dernière fois comme l’âme vers le ciel (mesure 90).

Trois Danses

Il me faut ici retranscrire le récit que Jean Boyer tenait de Pierre Segond, ami de Jehan Alain, et dont il m’avait fait part.

On sait que Pierre Segond et Jehan Alain étaient très proches. Ce dernier avait coutume de montrer ses compositions à ses amis de la classe d’orgue, lors de leurs rencontres aux cours.

La première danse, Joies, reçut un accueil enthousiaste de la part de Pierre Segond. La seconde, Deuils, dédiée à une mémoire héroïque (sa sœur qui avait tragiquement disparu en montagne, se sacrifiant pour sauver la vie de ses compagnons de cordée), fut également reçue avec beaucoup de chaleur.

Les choses se gâtèrent lorsque la troisième, Luttes, lui fut présentée. Jehan Alain eut un mouvement d’humeur devant le mutisme de son ami. Il lui demanda s’il n’aimait pas cette pièce, ce à quoi Pierre Segond répondit : « Oui, c’est très beau, mais on dirait que tu cherches à te saborder… ». Et d’ajouter à Jean Boyer : « Dans Luttes, si au moins la mort avait pris le dessus sur la vie ! Mais là, pas de vainqueur… »

Cette anecdote traduit bien le climat de cette magnifique et immense pièce, qui semble se diriger vers la victoire de la mort, et qui, l’espace d’une page, se défait pour arriver sur une sorte de néant.

Cela a bien entendu orienté mon travail dans cette œuvre.

Dominique Serve

Composition de l’orgue Boisseau de la cathédrale de Monaco (1975) au moment de l’enregistrement.

Positif (premier clavier)

Montre 8, bourdon 8, prestant 4, flûte 4, doublette 2, nasard 2 2/3, tierce 1 3/5, larigot 1 1/3, fourniture 4 rgs, cymbale 3 rgs, cromorne 8, trompette 8, clairon 4

Grand-orgue (deuxième clavier)

Montre 16, bourdon 16, montre 8, bourdon 8, flûte harmonique 8, prestant 4, flûte 4, doublette 2, quarte 2, nasard-tierce 2 2/3-1 3/5, grosse tierce 3 1/5, grosse fourniture 3 rgs, fourniture 5 rgs, cymbale 4 rgs, bombarde 16, trompette 8, clairon 4, grand cornet 5 rgs, chamade 8, chamade 4

Récit expressif (troisième clavier)

Bourdon 16, principal 8, unda maris 8, cor de nuit 8, principal 4, flûte 4, flageolet 2, sifflet 1, plein jeu 5 rgs, hautbois 8, voix humaine 8, bombarde 16, trompette 8, clairon 4

Dessus de récit

Bourdon 8, flûte 4, cornet 5 rgs, trompette 8

Pédale

Bourdon 32, flûte 16, soubasse 16, flûte 8, bourdon 8, flûte 4, mixture 5 rgs, douçaine 16, bombarde 16, trompette 8

Transmission mécanique pour les claviers, pédalier, tirasses et accouplements.

Appel des jeux électrique. Acc. POS/GO, REC/GO, REC/POS

Appels d’anches GO, POS, REC, PED

Tirasses GO, POS, REC

Appel général mixtures

Crescendo, tutti général

Combinaisons ajustages générales